What can a painter's imagination save us from?
Pascale Tison (RTBF)
« Seule l'imagination peut nous sauver », c'est ce qu'affirme Michael De Cock, le directeur actuel du KVS dans son livre qui vient de paraître sous ce titre. Nous sauver de quoi ? « De la peur », dit-il, sur laquelle les politiciens capitalisent pour nous proposer des solutions clé-sur-porte qui nous standardisent et nous rendent dociles à leur projet de nous régenter, juste le temps de leur législation. Cette peur tient à toutes les violences qui marquent notre temps : conflits armés, terrorisme, grognes sociales, éruptions volcaniques et dérèglement climatique, tout cela plutôt dans le temps long.
De quoi l'imagination d'un peintre peut-elle nous sauver ?
À cette question, on peut déjà répondre qu'un artiste solitaire qui s'adonne à la peinture sans formation académique, dans le pur plaisir de l'exécution d'abord, et du partage ensuite (ce que nous concrétisons aujourd'hui) est déjà, en soi, la proposition d'une éthique de vie capable de tenir tête à la peur autant qu'à la violence qui font se réfugier dans les conduites grégaires. Parce qu'il défend, sans discours savant, sans clinquant, sans bruit, une manière d'être-au-monde dont Shakespeare, déjà, faisait la clé d'une vie sereine : « This above all,—to thine own self be true » ; « en toute chose, sois fidèle à toi-même ».
Et cette fidélité, ici, est la trame de fond qui forme le soubassement continu d'un vécu qui, en apparence – en apparence seulement – a une allure de ligne brisée. Car c'est après toute une vie passée dans le milieu médical que Bert Mertens s'est mis à peindre, il y a tout juste 5 ans. Or que peint-il ?
Il témoigne d'abord d'une attention extrêmement minutieuse et fine à ce qu'il voit, qualité essentielle dans le métier des soins, ici mise en œuvre dans la reproduction réaliste des personnes, des objets, des lieux du quotidien. Dans sa restitution picturale de ce qu'il observe, qui est d'abord ce qui le touche, il prend soin des choses les plus banales : une liasse de cartons, une touffe d'algues, un vieux garage... Il n'exclut rien ni personne et rend compte avec tendresse de la vulnérabilité : c'est le monde ordinaire qui l'intéresse, celui que, à force de vivre en hommes et femmes pressés, nous avons cessé de regarder et qu'à la longue ne pouvons plus voir. Lui prend la patience de contempler d'abord, puis de rendre avec précision, minutie, ce qu'il voit de la complexité du monde, ce qu'il ressent de son intensité, ce qu'il aime de sa profondeur discrète.
Car pour lui, le monde est non pas insignifiant, vide, mais au contraire plein : plein de formes, de détails, de matières, de couleurs, d'ombres et de lumières, plein de sens, plein de vie. Même ses « natures mortes » (puisque c'est ainsi qu'on nomme la reproduction des objets) portent toujours la trace de la présence humaine et contiennent une énorme vitalité. Il rend compte des textures avec une précision telle qu'il donne envie de les toucher, de s'approcher de la toile pour sentir des odeurs. Sa manière de peindre a la faculté rare de s'adresser directement à notre sensorialité, et de la magnifier. Il faut insister sur le mot « rare », car depuis 150 ans, l'art nous a habitués à une désertion de la reproduction fidèle du visible pour s'engager vers d'autres priorités : l'exaltation de la fantaisie et du chimérique, des formes et du médium exploités pour eux-mêmes, du concept, et récemment de l'informatique, de l'intelligence artificielle. Or beaucoup de toiles de Bert Mertens nous font comprendre que la distinction admise entre le figuratif et l'abstrait, qui a incité à bouder le premier au bénéfice du second, n'est qu'illusoire, car tout dépend de l'angle de vue et de l'acuité du regard.
L'art témoigne ici d'une qualité de présence au visible et, indissociablement, au monde. Ici pas de d'astuces facilitant la représentation ni d'assistance technologique : c'est la main, et la main seule, qui travaille, au départ d'un regard vigilant. D'où la capacité d'interpeler notre propre faculté de présence aux images, qui débusquent dans la matérialité du réel une insoupçonnable émotion.
Regardez bien ces toiles. Chacune a la faculté de parler directement au corps et au cœur de ceux qui la contemplent. Chacune vibre d'une intensité palpable. Regardez bien, il y a en chacune d'elles une sorte de battement, un retour du semblable. Une force s'en dégage, qui tient à la reprise d'une structure : les cercles de cordages électriques d'un atelier, le parallélisme des percées de lumière dans une toiture, l'alignement des motos sur un trottoir, les anneaux qui traduisent l'âge d'un arbre inscrit dans l'épaisseur de son tronc… Partout il y a un rythme qui guide le regard. Et ce n'est pas le retour systématique et mécanique du même, c'est une pulsation rythmique perceptible dans l'animé comme dans le non-animé. Car ici, tout est pris dans une cadence qui contient l'énergie vitale portée par le pinceau.
Bert Mertens peint en musique, et vous ne serez pas surpris de savoir qu'il est un grand amateur de jazz, plus particulièrement de free jazz, un genre musical qui repose sur une régularité structurelle incluant une large place à l'improvisation, à ce qui survient sans préméditation et qui est pulsion imprévisible, comme la vie. Dans chaque œuvre, il y a du jeu, au sens où il y a dans l'assemblage des éléments un intervalle qui permet le mouvement, le chaos, le mystère, la surprise, comme ce qui, de loin, semble être un imposant mât de navire et, à y regarder de plus près, est un simple poteau électrique. Il y a du jeu aussi au sens où quelque chose de ludique se glisse, comme le souligne le sourire tracé sous la signature du peintre.
Alors, de quoi l'imagination d'un peintre peut-elle nous sauver ? Pour Bert Mertens, on répondra : d'un aveuglement à l'égard de ce que, pour sa part, il ressent et parvient à restituer sur ses toiles, à savoir que la matière du monde a une âme.
Myriam Watthee-Delmotte