Le réalisme, une liberté
Les œuvres de Bert Mertens se voient attribuer le Prix Jos Albert par l'Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, et c'est, dans sa situation singulière, particulièrement estimables et réjouissant, puisqu'il est arrivé à la peinture très tardivement. Avant juin 2018, il n'avait jamais pris un pinceau en mains. Ce qu'il a connu, pour sa part, durant de longues années, c'est l'appareillage laparoscopique en salle d'opération en contexte chirurgical. Mais on conviendra qu'il y a dans ces deux pratiques des gestes communs indispensables : l'observation fine du réel et la précision du geste.
L'Académie royale a créé le Prix Jos Albert en 1981 à la mort de cet artiste, Membre effectif de la Classe des Arts, en vue de soutenir un artiste plasticien de tendance figurative ressortissant d'un pays de l'Union européenne. Le jury est composé de plasticiens de la section des Arts visuels de l'Académie et des Membres spécialisés en critique artistique et en histoire de l'art. Connaître la personnalité et le parcours de Jos Albert permet de comprendre la nature du Prix. Cet artiste a joué de la figuration de manière plurielle : fauviste dans ses jeunes années, il passe par le cubisme et le futurisme pour s'orienter ensuite vers un réalisme minutieux rattaché au courant de la Nouvelle Objectivité et qu'on qualifiera parfois de réalisme magique. Philippe Roberts-Jones (Président de l'Académie et Directeur de la Classe des Arts au moment de l'instauration du Prix Jos Albert) note qu'"en Belgique, nous possédons, depuis Van Eyck, la tradition réaliste la plus féconde qui soit". Et il précise que "l'histoire de la sensibilité est marquée par des individus [...]. Ainsi ne parle-t-on plus, aujourd'hui, d'un réalisme, mais on évoque au contraire les réalismes". Et cet éminent historien de l'art nous rappelle que le courant réaliste est né "de l'affirmation d'un besoin de liberté". Quelle liberté? Celle de répondre au "désir d'atteindre, sous l'écorce des apparences, la réalité sensible", celle de se choisir une réalité et de proposer aux autres de la découvrir à travers ses yeux et le travail de sa main sur la matière picturale.
Un besoin de liberté. Voilà qui, en un sens également très concret, correspond bien à Bert Mertens, qui, pour sa part, décide un jour de faire droit à la nécessité intérieure de se délier des contraintes professionnelles devenues oppressantes et de se consacrer à la peinture, et c'est très rapidement qu'il comprend qu'il s'épanouit dans la figuration réaliste. C'est là qu'il trouve l'occasion d'exprimer son amour des matières, des textures, des lignes de force, des rythmiques, des reflets, des brillances, en un mot de tout ce que la familiarité du réel comprend d'extraordinaire si on se met en disponibilité pour le regarder vraiment. Bert Mertens n'a suivi aucun autre écolage que ses affinités électives grâce à la fréquentation assidue des musées, des expositions, des galeries et des livres d'art, et à son plaisir d'expérimenter par lui-même, passionnément, avidement, les possibles de la peinture à l'huile. Une démarche solitaire, ce qui la marque du sceau de l'authenticité, mais accomplie sous l'escorte mentale de plusieurs maîtres admirés, et dans la présence imaginaire de plusieurs compagnons d'atelier.
Car ils sont plusieurs, aujourd'hui, à revendiquer la liberté des réalismes. Ainsi en témoigne entre autres l'exposition collective Figurations. Un autre art d'aujourd'hui, qui réunissait l'an dernier 35 artistes à la Maison Caillebotte au Sud de Paris. L'objectif du Commissaire Guy Boyer était de "montrer la passion de la jeune garde artistique pour la peinture figurative, et ces artistes qui la défendent avec foi et la réinventent avec audace, tout en s'inscrivant dans son histoire". Il voulait ainsi faire savoir que depuis plusieurs années, "un pan figuratif de l'art contemporain s'est développé à l'ombre des avant-gardes. Négligé par les institutions muséales, il a néanmoins été défendu par des galeristes exigeants et a séduit un public de collectionneurs avertis et internationaux". Et l'on sait gré à la Classe des Arts de l'Académie royale de Belgique de faire partie de ceux qui ne dépendent pas des modes et tendances passagères, mais considèrent toute chose dans la sérénité du temps long, qui est sa liberté propre.
La spécificité du regard de Bert Mertens qui transparaît dans ce qu'il restitue au pinceau avec réalisme réside dans sa posture : il pose sur ce qu'il voit (objets, personnes, situations) un œil toujours bienveillant, souvent marqué par une légère touche d'humour. Ce qu'il choisit de donner à voir n'a rien d'exceptionnel ; tout au contraire, comme l'a fait remarquer Yannick Haenel, sa peinture "se saisit des lieux négligés pour leur octroyer une profondeur gratifiante". Cette profondeur tient à la densité sensorielle qu'il fait ressentir par le rendu extrêmement minutieux des textures (on a envie de toucher) et des rythmiques (dans chaque tableau, de par le cadrage, le jeu des lignes et des masses, il y a un battement, une pulsation saisissante qui n'est sans doute pas étrangère au fait que l'artiste peint dans une ambiance musicale de free jazz). C'est pourquoi chez lui, même les toiles qu'il est convenu d'appeler des "still life", parfois traduit en français par "natures mortes", sont tout sauf mortes : elles palpitent, elles sont pleines de vie et particulièrement de ce que la vie a d'imprévisible, et pleines de tendresse pour la modestie des choses et la précarité des situations. Les objets, les intérieurs, les paysages rendus avec un sens aigu des nuances, sont toujours gonflés du vécu des êtres qui les ont façonnés.
Ouvrir le regard, Bert Mertens le fait aussi en nous mettant parfois, non sans espièglerie, dans le doute quant à ce qui est visible, car ce qui semble être une composition abstraite, à y regarder de plus près, devient un tapis d'algues, un croisement de fils électriques ou un pan de toiture ; toutes choses très banales, qu'habituellement nous dédaignons et qui deviennent, sous son pinceau, capables de nous émerveiller parce que le peintre nous éveille à leur beauté insoupçonnée. Et l'on se souvient qu'un Albert Camus disait "les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s'obligent à comprendre au lieu de juger". Il valorisait quant à lui le réalisme en tablant sur sa faculté à pouvoir rassembler les hommes : "Les rêves changent", notait-il, "mais la réalité du monde est notre commune patrie".
Ces phrases font partie du discours tenu à la réception du Prix Nobel de la Paix. Et j'aimerais clore sur ce que cet écrivain aussi subtil que clairvoyant a dit de la fonction de l'art, qui est toujours d'une criante actualité. L'exigence auquel s'astreignent les artistes est, dit-il, "un art de vivre par temps de catastrophe", ou encore une manière de lutter "contre l'instinct de mort à l'œuvre dans notre histoire". Notre époque est sombre, la menace de désintégration ne pèse certes pas moins sur nous qu'elle ne le faisait pour la génération d'Albert Camus. Dans ce contexte, un art qui, comme celui que célèbre le Prix Jos Albert, engage à devenir plus sensibles à la matière du monde et à la saveur du vécu, surtout dans ses aspects les plus ordinaires, est une façon extrêmement appréciable de participer à la construction d'un monde commun orienté vers des forces positives. Le faire avec douceur, tendresse, légèreté et amusement est en soi une réponse aux différentes formes de violences réelles et symboliques que notre environnement historique et sociétal nous inflige. Le proposer avec le sourire, comme celui que Bert Mertens trace sous sa signature, c'est inviter à une présence empathique au monde, focalisée sur la joie d'exister en étant conscient des cadeaux quotidiens que la vie nous offre, et faire droit ainsi à la dignité de notre commune humanité, fragile certes, et bousculée, mais capable aussi du meilleur. Telle est la liberté que donne ce type de réalisme : celle de se détacher du spectaculaire et du prêt-à-ressentir marchandisé qui nous est massivement imposé pour nous distraire du présent, afin de retrouver l'autonomie de regarder, interroger, interpréter, admirer la beauté oubliée du vécu avec la pleine profondeur de notre humanité.
Myriam Watthee-Delmotte
Discours du vernissage de l'exposition
à l'occasion de la remise du Prix Jos Albert de l'Académie royale de Belgique
le 14 novembre 2024