Charlie Hebdo
L'art vertigineux de Bert Mertens
Ce n'est pas tous les jours qu'on est comblé. Allez donc voir les peintures de Bert Mertens à la Galerie Talmart, 22 rue du Cloître-Saint-Merri, dans le 4e arrondissement de Paris ( juste à côté de Beaubourg), vous serez gratifié d'une satisfaction qui, vu le climat politique qui regne en France et l'appauvrissement de la vie qui en découle pour chacun de nous, relève un miracle.
L'exposition, intitulée "Par la force du réel", est visible jusqu'au 30 mai, autant dire qu'il faut faire vite : vous avez une semaine . Mais c'est largement suffisant pour vivre une expérience fondamentale: venez donc voir ces grands formats hyperréalistes où le monde s'est minutieusement ramassé sur lui-même au point de se redonner à voir en détail, avec une précision plus intense, comme s'il était sauvé d'un naufrage.
Bert Mertens est tout le contraire des artistes qui sont programmés par leur formation : il travaillait dans le milieu médical et a tout arrêté récemment pour se consacrer à cette chose stupéfiante qui s'est mise à jaillir de lui et qui, dès la première tentative, s'est révélé entièrement maîtrisée, rigoureuse, ambitieuse, intarissable : la peinture.
Cette peinture, justement , saisit avec une minutie virtuose ces espaces habituellement négligés par la représentation : garages, ateliers, entrepôts, tas d'ordures, et leur confrère, à travers la saturation de signes peints qui les habite, une existence politique. Aucune revendication dans ce geste, juste la restitution par la peinture de ce qui manque au réel pour accéder à lui-même ( pour s'aimer).
Voici donc, parmi la douzaine de tableaux accrochés, deux chefs-d'oeuvre : d'abord Bruno's Garage 1 (2020, huile sur toile, 120 x 150 x 4 cm) où les coffres de voiture, les capots, les moteurs, les bidons attestent de l'ampleur d'un monde observé jusqu'au vertige. Puis The Carpentry Mirror ( 2023, huile sur toile, 120 x 180 x 4 cm), représentation méticuleuse d'un atelier de menuiserie où l'outillage est devenu l'image même du monde. Dans un petit miroir accroché à une étagère, l'autoportrait du peintre approfondit l'énigme d'une peinture-arche dont il serait le Noé goguenard.
Les choses ont colonisé l'espace au point que le monde s'est figé: quelque chose d'innommable se joue à travers cet encombrement, une tragédie que notre regard documente grâce à l'art en déjoue la pétrification.
Le réel, en un sens, est une folie qui déborde: la peinture de Bert Mertens en enregistre l'excès. Il y a quelque chose d'irreprésentable dans le réel qui exige d'être changé en huile, en couleurs, en formes. Cette chose divague au coeur de l'être : aucun pixel n'en rendra jamais compte. L'épaississement planétaire de la sensibilité s'accorde à la platitude des écrans, et seule la peinture, comme celle de cet étrange artiste solitaire, continue à sentir le monde et à nous le transmettre.
Yannick Haenel
24 mai 2023,
Charlie Hebdo n° 1609