Charlie Hebdo 24.05.2023


L’art vertigineux de Bert Mertens

Ce n’est pas tous les jours qu’on est comblé. Allez donc voir les peintures de Bert Mertens à la Galerie Talmart, 22 rue du Cloître-Saint-Merri, dans le 4e arrondissement de Paris (juste à côté de Beaubourg), vous serez gratifié d’une satisfaction qui, vu le climat politique qui règne en France et l’appauvrissement de la vie qui en découle pour chacun de nous, relève du miracle.

L’exposition, intitulée « Par la force du réel », est visible jusqu’au 30 mai, autant dire qu’il faut faire vite : vous avez une semaine. Mais c’est largement suffisant pour vivre une expérience fondamentale : venez donc voir ces grands formats hyperréalistes où le monde s’est minutieusement ramassé sur lui-même au point de se redonner à voir en détail, avec une précision plus intense, comme s’il était sauvé d’un naufrage.

Bert Mertens est tout le contraire des artistes qui sont programmés par leur formation : il travaillait dans le milieu médical et a tout arrêté récemment pour se consacrer à cette chose stupéfiante qui s’est mise à jaillir de lui et qui, dès la première tentative, s’est révélée entièrement maîtrisée, rigoureuse, ambitieuse, intarissable : la peinture.

Cette peinture, justement, saisit avec une minutie virtuose ces espaces habituellement négligés par la représentation : garages, ateliers, entrepôts, tas d’ordures, et leur confère, à travers la saturation des signes peints qui les habitent, une existence politique. Aucune revendication dans ce geste, juste la restitution par la peinture de ce qui manque au réel pour accéder à lui-même (pour s’aimer).

Voici donc, parmi la douzaine de tableaux accrochés, deux chefs-d’œuvre : d’abord Bruno’s Garage 1 (2020, huile sur toile, 120 x 150 cm) où les coffres de voiture, les capots, les moteurs, les bidons attestent de l’ampleur d’un monde observé jusqu’au vertige. Puis The Carpentry Mirror (2023, huile sur toile, 120 x 180 cm), représentation méticuleuse d’un atelier de menuiserie où l’outillage est devenu l’image même du monde. Dans un petit miroir accroché à une étagère, l’autoportrait du peintre approfondit l’énigme d’une peinture-arche dont il serait le Noé goguenard.

Les choses ont colonisé l’espace au point que le monde s’est figé : quelque chose d’innommable se joue à travers cet encombrement, une tragédie que notre regard documente grâce à l’art qui en déjoue la pétrification.

Le réel, en un sens, est une folie qui déborde : la peinture de Bert Mertens en enregistre l’excès. Il y a quelque chose d’irreprésentable dans le réel qui exige d’être changé en huile, en couleurs, en formes. Cette chose divague au cœur de l’être : aucun pixel n’en rendra jamais compte. L’épaississement planétaire de la sensibilité s’accorde à la platitude des écrans, et seule la peinture, comme celle de cet étrange artiste solitaire, continue à sentir le monde et à nous le transmettre.

Yannick Haenel

 

24 mai 2023,

Charlie Hebdo n° 1609